La croix, dessin graphite, pastel sec, feutre sur papier, 65 x 50 cm, collection de l’artiste, 2019.



L’ambiguïté de l’image est une notion qui stimule ma réflexion quant à ses révélations potentielles. La Croix 1, un projet en cours de développement, questionne la position d’un peuple à travers le fardeau de son histoire et les actions contemporaines qui le caractérisent. Comment, à travers notre histoire occidentale, écrite dans les livres, et ce, depuis des années jusqu’à aujourd’hui – que l’on songe à la Shoah –, nous pouvons accueillir et percevoir les méandres d’une réalité rapportée, voire interprétée ? Certains détails de l’histoire de ce lointain récit pourraient-ils être minorés face à la violence reçue ? Deux visions anachroniques de l’oppression de l’Homme se croisent, perturbant de manière paradoxale notre perception du monde, tant de manière délibérée qu’inconsciente.

Cette double interrogation me permet de faire l’analogie avec le travail sur La Passion selon saint Jean, œuvre musicale de Jean-Sébastien Bach. Le point de départ de cette extension artistique est la réflexion sur la réification de l’humain pris dans les trois grandes contraintes : physique, économique et sociale. Par le biais d’une pensée artistique, il s’agit d’une mise en dialogue, comme un écho contemporain sur l’Homme et sa place dans le monde, de deux évènements diachroniques se déroulant dans la même région : Jérusalem, terre de Judée, actuellement en territoire palestinien et israélien. Invité à travailler artistiquement sur La Passion selon saint Jean, j’ai interrogé les lieux susnommés, et l’actualité récente du conflit ne m’a plus quitté tant celle-ci assiège cette terre.

La Passion selon saint Jean est une histoire de parole trahie, reniée, interdite, où le discrédit met à mal les mots. Accompagnés de geste, ces mots donnent lieu à une sujétion particulière de Jésus. Pris dans une forme de réification triangulaire - le gouvernement Romain avec Pilate, les instances religieuses avec les grands prêtres et le peuple juif - il devient objet politique là où il n’y a aucun méfait. A travers notre prisme contemporain, la triangulaire du peuple palestinien se dessine entre le gouvernement israélien, les instances occidentales et le peuple juif. Mais la désinformation nourrit les récits. Par conséquent, dans cette guerre de mots, mots accompagnés d’actes – comme la colonisation –, l’ambiguïté du discours fait place. Comment pouvons-nous alors entendre la parole ? Est-elle prise dans son entièreté ? Comment est-elle encore tenue ?

Au centre de ce travail les mots deviennent objets, s’actent par le geste, se délient par les évènements plastiques. Une histoire où l’effacement, la disparition et la prégnance traversent les différents épisodes et espaces de La Passion selon saint Jean. Ces mots 2 empruntés à l’un des plus fidèles disciples de la Palestine, le poète Mahmoud Darwich, viennent faire comme un écho à la parole de Jésus. Né le 13 mars 1941 à Al-Birwa (Palestine sous mandat britannique) et mort le 9 août 2008 à Houston (Texas, USA), il reste un des plus fervents défenseurs de son pays.

La dramaturgie de l’œuvre de Bach fait écho au drame de la Palestine, comme la violence de La Passion aux actes du Hamas 3. Ici, un peuple cherche un État qui dort, sous les décombres d’une faim qui justifie les moyens.

Le jardin de la trahison (Tableau 1) : Un poème écrit, poème sur la terre de Palestine, la terre de Jésus, qui s’efface. Le jardin de la trahison annonce la parole malmenée tout au long de La Passion selon saint Jean lorsque la vérité est énoncée mais pas acceptée. Dans les mots de Darwich, il semble que quelque chose soit perdu, peut-être la vérité, sur le fond d’un jardin qui ne l’est pas, comme une nuit qui ne semble pas.

Les questions (Tableau 2) : Les mots sont écrits un par un et s’enroulent comme des phylactères. A peine lue, l’encre s’épanche au contact de l’eau et l’éphémère clarté livre une parole désavouée. Une strophe, des mots dits et non-dits assiégeant une pensée reniée.

Le seuil (Tableau 3) : Un extérieur, un intérieur, séparés de part et d’autre d’un seuil. Deux strophes, séparées par une ligne. Une dynamique, telles les allées et venues de Pilate, altère la ligne séparatrice et les mots s’entrechoquent, l’esprit se trouble. Darwich invite l’humain à traverser le seuil, Pilate traverse le seuil et voit l’humain.

La crucifixion (Tableau 4) : Des mots s’ordonnent en forme de croix qui se déforme sous l’apparition de clous. La pensée est matérialisée dans l’écriture avant même l’apparition de la croix figurant la crucifixion. Le poids des maux chez Darwich façonne les plis de l’histoire, et Pilate ne veut pas réécrire.

Le jardin de la résurrection (Tableau 5) : L’apparition d’un arbre à myrrhe donnant fruit à des mots qui ne disparaissent pas. Au jardin de la sépulture, plus de mots, mais des actes, pour prendre soin d’une parole à venir, la résurrection. Le vivant avant les mots, l’arbre, une strophe, qui résistent à l’impermanence, tournés vers l’infini et l’éternité.



Strophes choisies pour La Passion selon saint Jean, tirées du recueil Etat de siège de Mahmoud Darwich écrit en 2002 à Ramallah :

Ici, sur les pentes des collines, face au couchant
Et à la béance du temps,
Près des vergers à l’ombre coupée,
Tels les prisonniers,
Tels les chômeurs,
Nous cultivons l’espoir.

Patrie au point de l’aube,
Nous sommes moins intelligents
Depuis que nous attendons la victoire :
Pas de nuits dans nos nuits scintillantes d’obus,
Nos ennemis veillent
Et nous donnent de la lumière
Dans le noir des caves


[A un critique]
N’explique pas mes mots
Avec la cuillère à thé ou le piège pour oiseaux !
Mes mots m’assiègent dans le songe.
Mes mots que je n’ai pas dits
Me mettent par écrit puis me laissent en quête
Des restes de mon songe …

Vous, qui vous tenez sur les seuils, entrez
Et prenez avec nous le café arabe.
Vous pourriez vous sentir des humains, comme nous.
Vous, qui vous tenez sur les seuils,
Sortez de nos matins
Et nous seront rassurés d’être comme vous,
Des humains !

Aucun écho homérique ici.
Les légendes frappent à nos portes lorsque nous avons
besoin d’elles.
Aucun écho homérique de quoique ce soit …
Ici, un général cherche un Etat qui dort,
Sous les décombres d’une Troie à venir.


Ici se rassemblent en nous les Histoires, rouges,
Noires.
N’étaient les fautes, le Livre saint serait plus petit.
N’étaient les mirages, les pas des prophètes
Seraient plus fermes sur le sable,
Plus court le chemin à Dieu.
Que l’éternité achève son oeuvre éternel…
Quant à moi, je chuchoterai à l’ombre :
Si l’Histoire de ce lieu avait été un peu moins encombrée,
Nos louanges aux nervures
Des peupliers … seraient plus abondantes.


Nos tasses de café. Les oiseaux. Les arbres verts
Aux ombrages bleus et le soleil qui saute d’un
Mur à l’autre telle la gazelle…
L’eau des nuages aux formes infinies
Dans ce qui nous reste de ciel,
Et d’autres choses encore dont le souvenir est remis à plus tard,
Montrent que ce matin est fort, resplendissant,
Et que nous sommes les hôtes de l’éternité.